Le repas est bien plus qu’un simple moment où l’on mange. C’est une institution fondamentale dans nos sociétés, un pilier qui organise les groupes et les communautés. À une époque où le temps consacré aux repas diminue avec l’accélération du rythme de vie et les transformations des liens sociaux et familiaux, il est important de reconnaître les enjeux individuels et sociaux qui y sont liés. Le repas s’articule autour de coutumes familiales, sociales et religieuses.
Le repas, lieu de rencontres et de socialisation
Autour d’un repas, se font et se défont des rencontres, des histoires et des alliances. C’est souvent lors d’un repas que l’on invite quelqu’un chez soi pour la première fois, et parfois pour la dernière fois aussi. Pour les enfants, le repas est un moment où ils mettent à l’épreuve ce qu’ils ont appris de leur éducation familiale, sous le regard de leurs parents. Le repas peut être cérémoniel, officiel, professionnel, convivial, romantique, et plus encore. Il joue ainsi un rôle de médiateur entre les personnes.
L’acte de manger : un besoin fondamental et primitif
Le repas, c’est aussi la nourriture, l’acte de se nourrir, qui est primitif et fondamental. Cela évoque des notions très anciennes dans notre inconscient. Les « arts de la table » ont été inventés pour sublimer la pulsion alimentaire, c’est-à-dire pour la civiliser et l’élever au-dessus de l’animalité.
L’acte de se nourrir fait vivre les enjeux suivants : le rapport entre l’extérieur et l’intérieur, la digestion/indigestion, l’excrétion, la rétention, la dentition, l’intoxication, se laisser dépérir etc…On peut comprendre qu’une personne qui subit des vécus de persécution, des vécus délirants (parfois liés au corps) et qui n’est pas sécurisée dans son identité psychocorporelle, peut se sentir anxieuse durant les repas. Un résident en difficulté lors des repas ressent parfois des choses très violentes, comme par exemple l’idée qu’on cherche à l’empoisonner. D’autant qu’en institution, le repas est souvent un moment en groupe.
Le repas dans les institutions de soin
Dans les institutions de soin et d’accompagnement, le repas est central. Chaque institution a sa propre culture et sa manière de penser cet événement quotidien. Pour certaines, le repas est un outil d’accompagnement à part entière, où des principes de soin et de pensée sont mis en acte (comme les « repas thérapeutiques » ou les « activités cuisine/repas »). Pour d’autres, ce moment est plus banalisé, considéré comme un simple acte de manger.
Dans les contextes de vieillissement et de troubles psychiques, le repas n’est jamais anodin. Les équipes doivent repérer certaines notions en jeu lors des repas pour pouvoir s’approprier ces moments privilégiés de la journée. Un repas qui se passe mal peut être une source de souffrance pour les professionnels et les résidents.
Manger : un retour aux sources
Chacun est marqué par son histoire alimentaire personnelle et sa culture familiale. Pour une personne en bonne santé, manger est un acte naturel. Mais pour une personne avec un handicap psychique ou mental, cela peut être plus compliqué. Les maladies psychiques se caractérisent par des « fixations » dans le développement affectif, émotionnel et cognitif, ramenant la personne à des périodes très anciennes de sa vie.
Chez les professionnels le repas vient convoquer la fonction maternelle et archaïque du nourrissage. Le refus de s’alimenter d’un résident est toujours un événement très anxiogène et culpabilisant dans l’institution. D’ailleurs, il n’est pas rare que cela remonte parfois jusqu’à la Direction de l’établissement, convoquée elle aussi dans sa fonction maternelle, qui éprouve le besoin d’intervenir. Le résident va-t-il se laisser mourir de faim ? Il serait très culpabilisant de penser qu’on ne lui a pas donné « l’appétit de vivre ».
Mais a-t-on encore à faire à un nourrisson ? Malgré sa grande vulnérabilité, qu’est-ce que ce résident essaye de dire par son attitude ? Les enjeux vitaux de l’alimentation ne doivent pas paralyser la pensée des professionnels. Sinon on court le risque que la relation se crispe autour de réactions de contrôle, de forçage ou de manipulations déshumanisantes.
Le repas : un moment de soin affectif
Nourrir ne consiste pas seulement à fournir de la nourriture, tout comme soigner ne consiste pas seulement à donner des soins. Ces actes doivent comporter un supplément d’âme. Les recherches de Spitz sur l' »hospitalisme » ont montré que les liens affectifs sont essentiels pour nourrir. Dans les orphelinats d’après-guerre, où les enfants étaient bien soignés mais manquaient d’affection, ils dépérissaient.
Le repas en groupe : entre convivialité et défis
Le repas en groupe peut être difficile pour certains résidents, notamment ceux souffrant de troubles psychiques. Les équipes cherchent souvent des moyens pour proposer des repas en petit groupe ou en isolement pour certains résidents, afin de réduire leur stress. Le repas en groupe renvoie chacun à son histoire personnelle, et les professionnels doivent naviguer entre les différentes cultures et habitudes alimentaires.
La madeleine de Proust
Le repas est un formidable médiateur pour l’échange et la discussion. Il évoque des souvenirs personnels et familiaux, mettant la pensée en mouvement et favorisant les associations d’idées. Les résidents peuvent s’ouvrir aux autres durant ces moments précieux, à condition qu’ils se sentent accueillis et compris.
En conclusion, le repas est bien plus qu’un simple moment de nutrition. C’est un temps de partage, de lien social et d’expression culturelle, essentiel pour le bien-être individuel et collectif.
Brassens chantait :« Elle est pauvre et sa table est souvent mal servie, mais le peu qu’on y trouve assouvit pour la vie, par la façon qu’elle le donne. Son pain ressemble à du gâteau et son eau à du vin comme deux gouttes d’eau » (« Chez Jeanne »).
Pierre Bidanel (psychologue).